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Engagements, invitations et rencontres

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Par Katarzyna Pieprzak

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Le travail de Hassan Darsi s’engage profondément dans le corps social marocain: un corps divers et vibrant dans sa composition, mais aussi un corps des fois oublié, refoulé ou rendu invisible par les contraintes culturelles et confessionnelles du pays et le fonctionnement du système mondial. L’engagement social de Darsi dépasse la simple observation et l’interrogation, et fonctionne plutôt dans un système éthique de réciprocité et de reconnaissance mutuelle. Naissent des dialogues de longue durée et des économies intimes de partage entre l’artiste et des communautés diverses. Et à travers cette collaboration entre individus, l’artiste et la communauté se reconnaissent et s’inventent ensemble.

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L’invitation à prendre part à un projet artistique est souvent le point de départ de ces actions, mais dans un sens, l’invitation en est aussi le point d’arrivée. Être invité à entrer dans le monde d’une autre personne, à y participer grâce à sa présence, et à changer la conception de soi et de l’autre, c’est un trajet multiple et polyvalent, riche en découvertes et en possibilités de critique et d’ouverture. La rencontre peut être à la fois un passage éclair ou de longue durée, superficielle ou profonde, mais chaque interaction, chaque intervention, est une action sociale et surtout une action artistique.

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Les projets Portraits de famille et Le Projet de la maquette forment le travail le plus caractéristique de ce parcours artistique de Hassan Darsi au sein de la société. Les deux projets posent des questions à la société marocaine, aux communautés qui l’habitent, et aux individus qui coexistent dans un même tissu social. Que veut dire habiter une ville ? Un quartier ? Que veut dire habiter ensemble ? Qui est visible ? Qui a le droit de voir ? D’où viennent les images et les représentations de la société ? Qui peut participer à leur construction ? Quelle est la valeur des choses ? Des hommes ?

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Dans Portraits de famille, Hassan Darsi explore la famille contemporaine qu’il met en scène. À Casablanca, dans le milieu rural de Souk Had Oulad Fraj, en Europe et aux États-Unis, il invite 124 familles à être photographiées sur une scène qui évoque le studio de photographie populaire casablancais de son enfance. La photographie elle-même, l’image, le produit d’une séance, n’est pas vraiment ce qui importe dans ce projet. C’est surtout la rencontre et le processus qui comptent. Florence Renault-Darsi explique : « Décor, format, présentation, installation des objets ne sont alors que les médiums – les subterfuges, selon l’artiste, – qui permettent de revisiter la rencontre et de la réinvestir ».[1] La rencontre permet à Darsi d’explorer les histoires qui lient les personnes ensemble et forment leur famille. La mise en place de l’image ralentit cette interaction et permet une organisation visuelle qui n’est en effet qu’une invitation à entrer dans une autre famille. À travers la rencontre, les mondes de la famille et de l’artiste se croisent, s’informent et s’enrichissent.

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Dans plusieurs séries où une organisation préalable était possible, Darsi invite chaque famille à se munir d’un objet autour duquel ses membres puissent poser pour un portrait de groupe. Les négociations qui ont eu lieu dans la famille avant son arrivée au studio ne sont pas expliquées mais leurs traces restent visibles dans les choix des fois très sérieux (l’image d’un parent décédé) et aussi farfelus (une peluche). Et ces traces posent les questions suivantes : comment est-ce qu’on attache une valeur à un objet ? Dans quels systèmes de valeur est-ce que ces objets circulent? Comment ces objets entrent-ils dans une famille et peuvent-ils la définir ? Quelles histoires véhiculent-ils ?

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Le fait d’inciter la famille à articuler son portrait autour d’un objet implique un processus collaboratif et une dynamique d’échange où le monde de la famille rencontre celui de l’artiste. Une cohabitation devient ainsi possible. Les objets apportés par les familles prennent résidence chez l’artiste et la rencontre entre l’artiste et les familles se prolonge encore d’avantage. Darsi l’explique ainsi : «les familles venaient avec leurs objets, en amont de la prise de vue, ce qui fait que chez nous, à la maison, ces objets ont pris place, et ont fait partie pendant deux bons mois de notre univers.»[2] Les histoires des communautés qu’il rencontre continuent à vivre chez lui dans un sens réel et métaphorique en même temps. Un objet qu’il a gardé est un portrait du roi Hassan II offert à un monsieur handicapé qui a été reçu par le Prince Héritier Mohamed VI. Darsi décrit l’image : « Le Roi est figuré en médaillon au centre de la photographie, assis, et habillé en militaire. Sur le côté droit du médaillon, notre monsieur a écrit ceci : "Nous aimons le roi, nous aimons le roi, nous aimons tous le roi", en dessous, son adresse, sa signature et la signature des membres de sa famille. Sur le côté gauche du médaillon, il a écrit ceci : "Et il nous aime". C’est le seul objet qui m’a été offert, que je garde avec nostalgie de cette belle rencontre.»[3] Souvenir de la rencontre mais aussi témoignage d’une belle histoire qui parle de la reconnaissance, de l’appartenance et d’une inscription à un corps social plus large que celui de la petite famille nucléaire.

 

La famille fonctionne comme une métonymie de la société marocaine, et, plus largement, de la famille humaine. L’idée de la cohabitation présente dans ce projet pose la question encore plus vaste : Que veut dire appartenir à l’Humanité ? Darsi explique : « Et c’est ce «  tout » qui m’intéresse, plus que la photographie elle-même. [...] Aucun portrait n’existe par lui-même. Chaque portrait existe par la série et son contexte particulier, et chaque série fait écho aux autres séries par une juxtaposition d’histoires humaines, différentes, et parfois tragiquement identiques, comme celles des mendiants du souk et des familles sud-africaines qui portent encore les séquelles du régime de l’Apartheid. ». À l’intérieur de chaque série et dans la sérialisation du projet sur trois continents, nous pouvons trouver une exploration inclusive et non nostalgique des humanités diverses. La répétition de la rencontre, des gestes, des expressions et des moments de tendresse, réussit à présenter une humanité commune.

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Artistes, travailleurs, agriculteurs, mendiants – la gamme des familles représentées dans ce projet est large. Par la proximité de leurs images et le langage visuel commun auquel ils participent, Darsi s’engage à promouvoir une autre vision plus inclusive du corps social marocain et mondial. Ceux qui restent souvent invisibles ou en marge de la société prennent une place centrale et partagent l’espace social dominant. La répétition des gestes et des expressions mène à une identité humaine partagée, qui n’est ni fixe, ni réductrice. Par contre, la sérialisation des images révèle que l’identité n’est jamais stable, mais toujours une identité en devenir. Finalement c’est ce lien créatif entre personnes et leurs images, cet acte de partage, qui peut devenir un référentiel d’éthique pour le monde actuel. Non pas un universalisme réducteur, mais plutôt un acte éthique de reconnaissance, de collaboration. D’une réciprocité qui n’est pas a priori égale, mais qui forme néanmoins un rapport intime de partage et de mémoire. Comme l’a écrit Abdelkébir Khatibi, « La mémoire est constamment en devenir. [...] La meilleure attitude, la plus humble et la plus efficace est : apprendre à apprendre. »[4]

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Un dialogue est toujours médiatisé par les structures sociales, politiques et matérielles de pouvoir, et les actions sociales de Darsi reconnaissent ces dynamiques. Darsi n’entre pas dans une communauté en tant qu’un artiste-étranger qui pense révéler sa réalité à lui. Plutôt, grâce à une pratique collaborative, l’artiste et la communauté s’inventent mutuellement afin de créer un langage commun, ou au moins, un engagement dans un langage commun. Ces actions de Darsi illustrent parfaitement ce que l’historien d’art Grant Kester appelle une pratique dialogique[5] où l’art est surtout un processus communicatif d’échange et un engagement à un dialogue avec une communauté où l’artiste et ses intérêts se trouvent présents mais décentrés.

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Dans l’histoire d’art moderne, les artistes et les critiques sont restés plutôt hostiles aux œuvres d’art qui nécessitent la participation du spectateur. Comme Kester l’explique, ces artistes et critiques croient que l’œuvre d’art doit surtout questionner et ébranler les conventions discursives partagées par la société. Mais dans ce modèle où l’artiste reste à l’extérieur des conventions partagées et où, dans un sens, il protège cette position privilégiée et enluminée, il n’arrive jamais à écouter ni à comprendre ces conventions au delà de ses stéréotypes[6]. Pour dépasser ce modèle, il faut la participation de la communauté dans le projet d’art même au niveau de sa conception.

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Le travail que Darsi a entamé avec La Source du lion au parc de l’Hermitage à Casablanca démontre bien comment l’engagement de Darsi dans la société marocaine va bien au-delà d’une critique sociale basée sur les vues stéréotypées de la pauvreté et de l’espace public. Plutôt, au parc de l’Hermitage, les dialogues entre les artistes et des groupes divers du quartier et de la ville ont abouti à une réimagination commune des conventions sociales et une reconnaissance de l’histoire et de la mémoire de l’espace. Au lieu d’un projet de rénovation où un groupe est venu de l’extérieur pour améliorer un parc abandonné et pour revaloriser un espace vu comme « perdu » dans la ville, les actions de Darsi et de La Source du lion étaient toujours liées à un dialogue avec les habitants du quartier et le parc lui-même. Un parc qui, malgré des conditions lamentables, n’était pas seulement un dépotoir pour la ville, mais aussi un lieu de refuge. Une des premières actions de Darsi dans le parc, a été de créer un catalogue ou un inventaire des déchets et des ordures qui ont été enlevés quand les projets artistiques ont commencé. C’était une façon de valoriser, ou au moins, de noter la mémoire de l’espace existant et des personnes qui y vivaient d’une manière ou d’une autre. La sensibilité de Darsi à l’espace et à ceux qui l’investissaient de sens et de sentiment ainsi que sa capacité à voir et à reconnaître l’humanité, l’esprit et la concitoyenneté de ceux qui sont normalement privés de voix dans la société dominante, montrent encore cette éthique de réciprocité et de reconnaissance qui domine ses actions sur le corps social. L’artiste est avant tout un concitoyen, un cohabitant. Darsi explique ce rapport vis-à-vis de ses actions au parc : «Je pense que le public découvre d’abord des citoyens qui prennent des initiatives dans leur ville. À chaque intervention il y a débat avec les gens. Quand ils s’approchent plus de la nature des actions et apprennent par les artistes ce qu’ils sont et ce qu’ils font, l’échange devient vraiment intéressant. »[7]

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Échange, débat, citoyenneté. Reconnaissance, l’humanité, la valeur de l’autre. Réciprocité, engagement et découverte mutuelle. Voici les termes qui caractérisent les actions de Hassan Darsi sur le corps social. Dans cet essai nous avons traité deux projets qui illustrent son engagement à l’art comme un processus participatif et social, mais dans l’œuvre de Darsi il existe encore d’avantage de projets artistiques qui explorent les conventions et les attitudes de la société actuelle à travers les rencontres et les actions. L’humilité, la générosité et la capacité de l’artiste de reconnaître et de faire participer ses concitoyens marocains et mondiaux, sont le modèle d’un art contemporain qui importe et qui est important dans le monde d’aujourd’hui.

 

[1] - Portraits de famille (Casablanca : Les éditions de la Source du Lion, 2008), p.6 

[2] - Correspondance avec Hassan Darsi, le 18 juin 2011.

[3] - Ibid

[4] - Abdelkébir Khatibi, « Être Arabe aujourd’hui » dans Penser le Maghreb (Rabat : Société des éditeurs réunis), page 53. 

[v5 - Le terme « pratique dialogique » est ma traduction du concept « dialogical aesthetics » dévelopé par l’historien d’art Grant Kester dans son livre, Conversation Pieces : Community + Communication in Modern Art (Berkeley : University of California Press, 2004).

[6] - Kester, pp. 88-96

[7] - Entretien avec Hassan Darsi par email, le 15 janvier 2007. 

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