Nous avons réalisé cette installation du 9 au 16 septembre 2012 sur la Digue du Large. Une semaine face à la mer, ivres de vent et de soleil, à poser ensemble ce geste dérisoire et magnifique. L’œuvre a résisté à un mistral de force 9, mais pas à quelques mains humaines. Nous n’avons vu de notre ouvrage que ce que nous vous donnons à voir ici. à peine achevée, l’installation fut détruite par un passant de la Digue et pas une feuille d’or ne fut retrouvée alentour ! Nous ne saurons jamais ce qui lui déplut tant, ou peut-être ce passant s’est-il pris au jeu de l’œuvre, y voyant là un matériau de valeur ? L’enquête fut vivement menée au sein du Port et restera sans réponse : qui a volé l’or d’Afrique ? c’était bien la question posée, me dit-on simplement au secrétariat du service de sécurité… Les deux jours qui suivirent, nous avons à nouveau recouvert quelques blocs avec ce qui restait d’adhésif, pour enfin apercevoir depuis la mer, lors d’une promenade en bateau, les éclats de lumière d’Or d’Afrique…
Projet en dérive
Le corps réfléchi et détourné à travers 6 tableaux : des méandres
par Eleni Sikelianos
Lorsqu’on nous demande d’écrire sur le corps de l’artiste, faut-il commencer par le corps mortel, semblable au corps de tous, jambes filiformes, en short, avec ses imperfections, sur la plage ? Commence-t-on par ce qui est proche du corps, par ce qui est arraché du corps, par la façon dont le corps est réfléchi et le lieu où il se réfléchit ? On explorera le corps de l’artiste et ses actions à travers quelques-uns des artefacts qui l’accompagnent. On imaginera les méditations méandreuses sur chacun de ces tableaux comme des « installations de pensées ».
PREMIER TABLEAU : UN TÉLÉVISEUR DORÉ
L’œil télépathique de l’écran qui, jadis, capturait des images lointaines, a été fermé. Il ne télé-porte plus les images de l’extérieur dont les formes mouvantes traversent l’objectif, mais ne peut à présent que réagir à ce qui se trouve dans la pièce : le corps de l’artiste, ou le corps du téléspectateur. Sur la nouvelle surface réfléchissante de la télévision, nous voyons l’artiste debout; il semble avoir une télécommande à la main. La télécommande pourrait évoquer l’agentivité et la maîtrise, mais le corps de l’artiste, dans sa chemise déboutonnée (ces tenues- télé, l’intimité de chez-soi) paraît inerte. Nous apprenons que la télécommande est, elle aussi, dorée, que sa fonction, son pouvoir de sélection sont donc bloqués.
De la même manière, nous scrutons cette boule de cristal pour nous y voir réfléchis dans d’autres corps – une façon d’échapper au nôtre – et voilà le corps simplement réfléchi, quoique flou. La photo du téléviseur doré montre le corps de l’artiste, mais si vous ou moi nous tenions debout dans la pièce, c’est nous-mêmes que nous verrions. Cette télévision est-elle allumée ou éteinte ? Une télévision ordinaire, lorsqu’elle est allumée, montre des acteurs d’une beauté immortelle ; de même les dieux reflètent-ils parfois certains de nos aspects, sont des versions de notre moi le plus beau (et le plus hideux). Nos tragédies aussi sont exposées ici, les tragédies d’origine humaine, le corps mortel réfléchi.
L’or inactive la télévision dans sa fonction ordinaire – elle est hors service. Mais l’or active l’écran pour qu’il réagisse au corps de l’auteur. Dans une autre image, nous voyons quelqu’un (Darsi ?) qui semble peigner ses cheveux. Ou peut-être se les arrache-t-il, pour exprimer son désespoir. Car l’or est une forme de deuil, un activateur de deuil. Il est, dans certaines croyances, la couleur des dieux.
L’or est le plus ductile et le plus malléable des éléments connus (« Au », numéro 79 dans le tableau des éléments). Il est l’un des éléments chimiques solides les moins réactifs et ne s’oxyde ni à l’air ni à l’eau. Il est précieux à l’humanité depuis la nuit des temps et l’étalon-or a constitué la base la plus commune des politiques monétaires. Les physiciens nous disent que l’or a probablement été créé au cours de processus de nucléosynthèse stellaire, qu’il s’est ensuite agglutiné à d’autres poussières métalliques pour former notre terre ainsi que les étoiles et les planètes qui l’entourent. La première carte dont nous ayons connaissance illustre une mine d’or en Nubie. Pour les Aztèques, l’or (teocuitlatl) était l’excrément des dieux. On raconte que, lors de son pèlerinage à La Mecque en 1324, l’empereur du Mali, Mansa Musa (dit aussi le «Lion du Mali») était accompagné d’une caravane de chameaux chargés de 50 à 300 livres de poussière d’or et qu’il distribua tant d’or qu’il finit par ruiner l’économie de l’Égypte. Parce qu’il réfléchit la lumière infrarouge, l’or a été utilisé pour les pare-soleil des combinaisons spatiales et pour le câblage dans les expériences atomiques d’un certain Projet Manhattan (on sait quelle fut l’is- sue dévastatrice de ce projet à l’échelle mondiale.) La majeure partie de l’or qui fut extrait de la planète est encore en circulation (en 2009, on estimait à 165 000 tonnes métriques la quantité d’or extraite de la terre au cours de l’histoire de l’humanité). Un jour ma fille avait voulu une dent de devant en or. Les injections de sels d’or aident à soulager la douleur et sont utilisés pour diminuer les tuméfactions dues à la polyarthrite rhumatoïde et à la tuberculose, tandis que l’or élémentaire résiste à tous les produits chimiques qu’il rencontre dans le corps. Ces propriétés quasi magiques et cette longue histoire de mythologie, de désir et de destruction font de l’or un symbole extraordinairement puissant pour l’artiste.
Nous apprenons, dans un court entretien, que Darsi a conçu ce téléviseur doré par réaction, après avoir vu à la télé deux avions percuter les tours jumelles de New York. Le corps ne comprend pas. Ou peut-être le corps comprend-il (sa propre mortalité : il la retarde cellule par cellule ou bien succombe en plein écran), mais pas l’esprit. La compréhension se détache de la surface réfléchissante des édifices, de l’écran.
Cette image des avions qui s’écrasent sur les tours est devenue l’image pour masquer le réel. Je ne suis pas sûre de pouvoir découvrir « le réel » derrière l’image, mais en tant que New Yorkaise à l’époque, vivant à quelques kilomètres des tours jumelles, voici quelques éléments dont je me sou- viens : Un premier sentiment inexplicable d’exaltation. Des contrôles, quelques habitants avec des masques à gaz, une fine couche de poudre grisâtre sur les voitures, les balustrades et les trottoirs ; et l’âcreté de l’air. Je me suis vite rendue compte que je respirais la poussière de corps brûlés.
Mon mari se rappelle avoir vu, du toit de notre immeuble, d’énormes vols de pigeons quitter le sud de Manhattan et de longues files d’hommes et de femmes en tailleur, couverts de poussière, traverser les ponts. J’arrive à peine à me souvenir de l’image du nez des avions rentrant dans les tours, même si elle a tourné en boucle sur les écrans au moment des événements, jusqu’à devenir son propre impénétrable écran. Je me souviens des images de corps se jetant du haut des édifices. Et l’effroyable virage lorsqu’on s’est servi de ces images pour attiser un délire américain.
Il nous faut une bonne raison pour que les corps entrent en guerre. L’or a toujours été une bonne raison. On pourrait dire que l’or était caché derrière l’écran.
Dans le téléviseur de Darsi, vous verrez toujours le corps du photographe. Vous vous y verrez toujours.
DEUXIÈME TABLEAU : POUPÉE
La poupée représente Hassan Darsi dans cette scène. La poupée dorée blonde représente chacun d’entre nous. Nous avons tous été blonds aux yeux bleus un jour. Nous avons tous parlé un jour.
Les Égyptiens disaient que les dieux sont inconnaissables et que nous ne pouvons par conséquent pas nous représenter leur couleur. Mais nous savons qu’à l’instar de cette poupée, leur peau et leurs os étaient en or.
Au cours du passage des mortels vers la vie future, la « cérémonie d’ouverture de la bouche » était pratiquée pour permettre au mort de respirer et de parler dans l’au-delà. Pour cette poupée, le rituel a été bâclé – ses mots sortent d’un orifice dans sa poitrine. Ce trou béant reflète-t-il nos propres luttes pour préserver ce que le Bouddha appelait la « parole juste » ? « Et qu’est-ce qu’une parole juste ? « S’abstenir de mentir, de colporter des ragots, de prononcer des paroles dures et des bavardages inutiles : voilà ce qu’on appelle la parole juste. » (L’octuple sentier, un des thèmes de l’enseignements de Boudha.)
Ou alors ce trou reflète-t-il nos combats pour le droit du citoyen à la libre expression ? Par libre, nous voulons également dire que le plus pauvre des citoyens a le droit de se faire entendre ; que ce ne sont pas seulement les entreprises et les rois, les corps dorés, qui peuvent être entendus.
Si ma fille, qui est blonde aux yeux bleus, tenait cette poupée, un spectateur penserait à quelque chose. Si une petite fille somalienne tenait la poupée, le même spectateur penserait à autre chose. Que pensons-nous quand Hassan Darsi tient la poupée ? Comment l’or rend-il ce corps réfléchissant sans qu’il réfléchisse pour autant celui qui le re/garde? Avec ou sans la dorure, la poupée semble revêtue d’une fausse richesse. Elle a aussi un peu des allures de kickboxeuse qui sait encaisser les coups.
TROISIÈME TABLEAU : DENTS SAGES
L’or est arraché de la terre, tout comme une dent peut être arrachée du corps. On peut, d’après sa taille, dire la douleur ressentie lors de l’extraction de la dent. On se demande : la bouche peut-elle se permettre tellement d’or ? On se demande encore : le mineur, le peut-il ?
Si on nous demande de parler du corps de l’artiste, on pourrait commencer par le déclin, par les trous creusés par le temps dans les tissus durs par rapport aux trous creusés par les hommes dans la terre. On pourrait parler de ce qui est retiré du corps et de ce qui l’entoure, ou de la façon dont on pourrait remplacer le corps par d’autres corps. Quand on dore un corps, est-il renouvelé ?
Ce sont là certaines des choses qui, dans le travail de Darsi, sont au plus proche du corps de l’artiste. Viennent ensuite le corps culturel et le corps familial.
QUATRIÈME TABLEAU : ODALISQUE/TABLEAU, LE PIÈGE
Il y a le corps oriental, l’odalisque sur le point de tomber sur le lit. Dans l’imaginaire occidental, elle s’écroule sur le lit en se pâmant de sensualité, dans une opulence d’encens et de bijoux ; il y a peut-être un fauve couché au pied du lit. Dans la courte vidéo de Darsi intitulée Le Piège, deux femmes sont sur un lit : l’une est allongée et nous regarde, l’autre est assise et nous tourne le dos. La femme qui nous regarde disparaît et la femme qui nous tourne le dos s’écroule. Mais les silhouettes sont, au départ, tellement immobiles et le mouvement est si soudain que le tableau a quelque chose de l’in medias res statique d’une peinture de Delacroix ou d’Ingres. Nous sommes conscients du corps en tant que spectacle, en tant qu’objet qui peut être visuellement consommé mais ne peut se voir lui-même (le dos du corps qui bouge est tourné). Le corps peut bien entendu représenter une culture, une culture qu’on peindra, qu’on représentera mais à l’extérieur de laquelle on restera. La première fois que j’ai vu cette œuvre, j’étais en train d’écrire un livre sur ma grand-mère, qui était danseuse « orientale », ce qui, dans l’Amérique des années 50, signifiait qu’elle gagnait sa vie dans le circuit des clubs de striptease, déguisée en léopard et qu’elle se déshabillait. Ce sont de petites histoires un peu lestes sur la manière dont le corps d’une femme ou d’une culture peut être imaginé et regardé. Dans l’œuvre de Darsi, une odalisque s’écroule sur le lit, non pas en défaillant de consentement, mais dans une lassitude totale – le contenu semble avoir quitté le corps, tandis que le corps qui peut voir le spectateur – le corps doué d’agentivité – disparaît. Comme l’a remarqué Edward Said, « à cause de l’Orientalisme, l’Orient n’a jamais été (et n’est pas) un sujet de réflexion ou d’action innocent » (L’Orientalisme, Said). Le corps est épuisé par cette longue histoire même s’il peut encore accepter une petite plaisanterie entendue.
Devrions-nous parler du corps animal au premier plan, le léopard qui montre les dents, mais disparaît du « monde réel » aussi sûrement que l’odalisque disparaît du tableau ? Vous trouverez peut-être une peau, peut-être la peau d’un de ses proches, au marché de Casablanca.
CINQUIÈME TABLEAU : LE CORPS ANIMAL
Que fait Hassan Darsi dans son costume de lion ? Il porte la souffrance de l’animal sur son corps. À un moment de sa vie, mon père avait été gardien de zoo. Par la suite, il aimait taquiner les fauves en disant à ma petite sœur de faire des allers-retours en courant devant leurs cages. Certains trouvaient l’idée cruelle alors qu’en fait cela donnait en fait au prédateur quelque chose à faire qui lui était complètement naturel : chasser. Ses yeux suivaient la petite silhouette qui allait et venait devant la cage, et ses oreilles frémissaient. Un gardien de zoo connaît bien les signes révélateurs de la tension créée par le lieu : va-et-vient répétitifs, très souvent le long de la clôture ou bien en forme de huit. Ce sont les prédateurs et les primates qui sont le plus sujets au stress de l’enfermement. Les mouvements répétitifs sont dits « stéréotypés ».
Six lions dans le zoo d’Aïn Sebâa, regroupés deux à deux dans trois petites cellules de détention ; ils marchent. Ces créatures en cage ont donné à Hassan Darsi l’idée de rassembler une collection d’objets disant notre amour symbolique du lion. Un bocal de tomates Le lion, un paquet d’aiguilles à coudre Lion Doré, fabriquées en Chine, l’écusson à tête de lion, symbole de Peugeot, un lion dans un livre de coloriage pour enfant ou un lion-jouet en plastique, à qui il manque un œil, ces jouets en bois que l’on fait danser en appuyant sur l’arrière (comme si nous pouvions nous-mêmes animer le lion), un paquet de lames de rasoir avec, sur l’emballage, des lions qui jouent. Cet amour d’un emblème pourrait-il se concrétiser dans la façon dont on traite les lions vivants ? En anglais, quand on veut dire qu’on starise les célébrités, on les transforme en lion (lionize) ; on donne la part du lion (lion’s share) à ceux qu’on aime et on compare l’arrivée de quelque chose à celle d’un lion (come in like a lion) pour en évoquer la force ; pourtant nous enfermons nos lions dans des cages exiguës.
Puisque nous n’arrivons pas à trouver assez d’espace pour le corps réel du lion (pas plus dans la nature que dans nos zoos), l’artiste choisit de porter l’image du lion sur son propre corps. Le corps dont nous sommes tous captifs. Dans le corps humain, il y a toujours le corps sauvage/animal qui vit tout près/à l’intérieur du corps humain. Le costume de Darsi n’éviscère pas l’animal de l’intérieur, mais le retourne, comme si nous pouvions retourner l’animal intérieur sur notre corps extérieur. Les images sur sa « peau » de lion ne représentent pas l’animal sauvage, mais notre idée de l’animal sauvage. Le costume renverse à la fois l’esprit et le corps sur la toile de l’artiste, qui est son propre corps.
Dans son bref exposé « Une théorie provisoire des Non-Sites, » l’artiste Robert Smithson du mouvement Land Art, écrit : Lorsqu’on dessine un schéma, le plan au sol d’une maison, un plan de rue pour localiser un site, ou une carte topographique, on dessine un « tableau logique en deux dimensions. » Un « tableau logique » diffère d’un tableau figuratif ou réaliste en ceci qu’il ressemble rarement à la réalité qu’il représente. Ici, Smithson élabore sa notion de Site (le lieu réel auquel se réfère l’œuvre d’art) et de Non-Site (l’élaboration de l’artiste à partir de ce site) : Le Non-Site (un earthwork d’intérieur) est une image logique tridimensionnelle qui est abstraite, bien qu’elle représente un site réel du New Jersey (les plaines de Pine Barrens). C’est par cette métaphore dimensionnelle qu’un site peut représenter un autre site qui ne lui ressemble pas – le Non-Site. Comprendre ce langage de sites, c’est saisir la métaphore entre le schéma syntaxique et le complexe d’idées, en laissant la première fonctionner comme une image tridimensionnelle qui ne ressemble pas à une image... Entre le site réel de Pine Barrens et le Non-Site lui-même existe un espace de langage métaphorique. Il est possible que le « voyage » dans cet espace soit une vaste métaphore.
Si le lion est le site, le costume de lion de Darsi passe d’un non-site (ces objets que nous avons fabriqués souvent à des fins mercantiles et qui s’inspirent de la forme du lion – le lion est assimilé à l’or) à un autre non-site, au deuxième degré, (les images sur le costume), mais il réincarne en même temps l’image de l’animal en le rapprochant à nouveau de la peau. Mais s’agit-il de l’animal dans la cage ou du fauve d’origine ?
L’habitat du lion de Barbarie, de l’Atlas ou de Nubie (Panthera leo leo) – le seul lion attesté en Afrique du Nord – s’étendait autrefois du Maroc à l’Égypte. Le dernier spécimen identifié a été abattu dans les montagnes de l’Atlas en 1922. C’était probablement ces lions-là qu’on utilisait pour affronter les gladiateurs et les chrétiens dans le Colisée romain. C’était la sous-espèce conservée à la ménagerie royale de la Tour de Londres, au Moyen Age. Le roi du Maroc collectionnait les lions de Barbarie, espérant ainsi les sauver de l’extinction. Hailé Sélassié, l’empereur d’Éthiopie, avait des lions de Barbarie attachés près de son trône. On croyait le lion de Barbarie également disparu en captivité, mais de récentes recherches indiquent que certains lions, dans les zoos et dans les cirques, pourraient bien en être les descendants. Il y a eu une lueur d’espoir autour d’un projet d’élevage, mais ce rêve, comme le lion de Barbarie, s’est évanoui.
TABLEAU FINAL : LE CORPS PERDU ET RETROUVÉ, FAMILLES
S’il peut sembler que, dans ces lignes, j’aie trop fréquemment parlé de ma propre famille, je dirai que c’est la série de photos de famille de Darsi qui m’a enhardie à le faire.
Si on nous demande d’écrire à propos du corps de l’artiste, nous pourrions parler du corps perdu, le corps qui échappe à l’orbite terrestre ou à notre compréhension. Ou nous pourrions parler des corps familiers ou étrangers en orbite autour de notre propre corps.
Cela fait partie de la condition humaine que, peu importe la direction de notre regard, ce soit ou bien nous que nous voyions, ou bien des inconnus. Nous voyons une jambe qui ressemble à la nôtre ou un nez qui nous rappelle le père que nous avons perdu. Nous voyons un visage qui ne nous ressemble en rien et nous le défigurons.
Dans la série des photos de famille de Darsi, le corps des inconnus est presque inévitablement placé dans le même décor banal, au souk de Had Oulad Frej ou dans une ville néerlandaise sur la rivière Schie, au Cap, ou encore dans le parc d’une petite ville de l’Iowa, jusqu’à ce que nous nous rendions compte, par la force et l’épuisement de la répétition, qu’ils font tous partie de la même famille, du même environnement, du même vaste corps d’humains. Partout nous voyons quelque chose ou quelqu’un qui nous est proche : notre image dans l’écran télé, la femme sur le divan, ma mère au marché, le lion dans la cage. C’est le génie subtil de Hassan Darsi que de nous forcer à regarder et regarder encore. Il rend le familier étrange (téléviseurs dorés et poupées qui parlent) tout en rendant l’étrange familier (l’homme face au téléviseur doré avec une télécom- mande). Dans cette navette entre approches du réel, nous saisissons le corps humain et toutes ses manifestations, délibérées comme accidentelles, réfractées sur l’écran.